De l’innovation – Michel Serres

michel serres

J’ai eu la chance de participer à l’Université du SI, séminaire prestigieux organisé par Octo Technology, et sur lequel je reviendrai avec un enthousiasme non feint – watch this space.

Michel Serres, dans sa bonhommie gersoise ouvrait les hostilités devant un parterre de geeks encostumés un peu interdits, bien plus habitués au bullshit corporate de 01 Informatique qu’aux cheminements philosophiques d’un octogénaire malicieux.

Une heure étourdissante d’intelligence, de culture et de symbolique plus tard – le philosophe quittait la salle sous un tonnerre d’applaudissements.

Ce billet s’efforce de reproduire le prodige de cette démonstration.

Le mou / le dur

Tous les organismes vivants reçoivent, traitent, stockent et transmettent de l’information. L’ordinateur est devenu un outil universel car il mime les propriétés fondamentales des organismes vivants.

L’information étant au coeur de la vie, l’histoire de l’innovation s’entremêle avec celle du transport du message (le mou) par le support (le dur). Oublions les révolutions concernant le dur (révolution industrielle, etc …) elles ne sont qu’anecdotes comparées à leurs pendants informationnels.

Des temps et espaces nouveaux

La première des révolutions majeures date de l’apparition de l’écrit : l’ère historique commence alors. Apparaissent le droit, les associations humaines compactes (villes etc …), la monnaie et la religion : les dieux incarnés jusqu’alors en dur (pierre, métaux) s’incarnent dans le mou (livres).

La deuxième révolution est celle de l’imprimerie qui ouvre l’ère de la diffusion de la connaissance et de la culture : la renaissance. La troisième est celle que nous vivons : ce temps nouveau. Un temps d’immédiateté, et d’inter-connectivité inédite.

Voilà pour le temps mais qu’en est-il de l’espace ? Réfléchissons à comment nous nous y situons : quelles sont aujourd’hui les coordonnées que nous communiquons le plus naturellement ? L’adresse électronique ou le numéro de téléphone portable (i.e. des codes) plutôt que l’adresse physique.

Cette dernière représentait non seulement des coordonnées dans un repère cartésien. A l’espace géométrique s’agrégeait un espace politique et juridique (etymologie : adrectus – ou adrex) : cette adresse nous situait légalement.

Non seulement ce nouvel espace est un espace topologique dans lequel les distances ont disparues, mais il s’agit d’un espace hors des lois ; un espace sans rapport avec l’espace ancien, espace dont nous n’avons pas conscience.

Nous avons perdu la mémoire

A chacune des révolutions informationnelles (écrit, imprimerie) correspond une perte conséquente d’une de nos facultés cognitives : la mémoire. Avant l’écriture la tradition orale imposait à la mémoire de l’homme d’être le support, le dur. Que serait l’héritage de Socrate sans la mémoire phénoménale de ceux qui ont rapporté sa parole ?

A la renaissance, avec la diffusion universelle de l’information grâce à l’imprimerie (Tout homme et le roi sa bible à la main) la mémoire ne trouve plus guère grâce auprès des intellectuels : Je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine (Montaigne).

saint-denis décapité

Contraints à l’intelligence

Lorsque notre ancêtre quadrupède s’est relevé pour devenir un bipède, il a perdu la vitesse et l’agilité que lui offraient ses quatre membres moteur. En contrepartie il a gagné un formidable outil : la main. Celle-ci, à son tour, a soulagé le museau de ses fonctions de préhension. En libérant la bouche de cette responsabilité, l’évolution offrait un espace propice à l’apparition du langage.

L’innovation : des conditions qui laissent advenir la totipotence.

A l’heure d’internet non seulement la mémoire mais aussi les autres composantes cognitives (connaissance, raison) sont déportées dans nos ordinateurs. Devant celui-ci nous sommes comme Saint Denis décapité tenant sa tête à bout de bras.

Qu’a donc remplacé dans notre cerveau ces facultés cognitives déportées ? Une source : la source lumineuse que nous voyons remplacer la tête de Saint-Denis sur l’illustration ci-dessus : la source d’innovation.

“Tout est là sur votre table. Vous n’avez plus qu’à inventer” conclua-t-il devant une assistance transportée. Un moment rare, de pure intelligence.

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